Oh Christ soit
favorable...
C'était y'a pas si
longtemps. Je jouais avec application le prélude N° 20 de Chopin,
vous savez, celui qui ressemble tant à une marche funèbre.
Ma fille est venue m'annoncer que je serai de garde pour le week-end de l'an
2000. Cela m'a fait quelque chose.
Depuis si longtemps, je m'endors
en règlant mon souffle sur celui de la femme qui dort à mes
côtés. Sa chaleur devient la mienne, sa nuit aussi. Moment de
paix, si régulier et si fugace, dans lequel nos corps se touchent.
L'âge venant, nos téguments se fanent et nos os deviennent de
plus en plus proches.
C'est toujours le même
cauchemar qui me revient : je suis allongé dans ma tombe et je repose
en paix. Soudain, un grincement sourd me réveille brusquement: on
ouvre et je vois, je sens, le cercueil de cette femme qui descend lentement
se poser sur le mien, il pèse de tout son poids et cache le peu de
lumière qui me parvenait.
Ce jour là, j'avais
sous les doigts les notes d'ivoire de mon piano et la perspective du nouveau
millénaire. Un renouveau possible à travers le sentiment de
veiller à mon tour plus longtemps que le destin.
J'ai accepté cette
garde.
C'est une année à
grippe, propice aux pneumonies: ce sera mon alibi.
J'ai dans ma clientèle,
une dizaine d'insuffisants respiratoires qui s'accrochent éperdument
pour franchir le cap de l'an 2000. Je ne sais pas pourquoi, mais à
chaque visite, je sens qu'ils se surmènent pour être encore
en vie ce jour là, comme si leur lutte quotidienne pouvait y trouver
un sens.
J'avais limité la
durée de mes ordonnances jusqu'à la Saint-Sylvestre pour ètre
bien sûr qu'ils auraient besoin de moi à la date du grand passage.
Cette nuit là, la
tempête surprit tout le monde. Je conduisais. Les nuages roulaient
comme de gros oreillers au dessus de ma tête, le vent fouettait les
arbres comme un drap lourd et humide, j'avançais comme dans un rêve
parmi les éléments.
J'avais attendu la nuit, faisant
attendre les appels et monter l'angoisse.
Je les avais choisis, je les
connaissais si bien et depuis si longtemps. Ma lutte contre les
éléments, mon dévouement, leur chambre et leur lit et
pour finir il suffisait d'un regard apaisant avant de les étouffer
patiemment sous leur traversin.
Une mort en pleine
épidémie, en pleine tempête, mais si calme et si reposante
que je la dispensais avec une sensation de moelleux et de douceur.
Je
suis rentré chez moi, juste avant minuit. Le réveillon était
prêt et la télévision allumée. On s'inquiétait
pour moi, l'électricité a sauté mais les bougies
étaient prêtes, blanches et élancées comme des
cierges.
Les amis étaient
restés chez eux, ma femme était allongée sur le divan.
Je me suis penché sur elle et je l'ai étouffée jusqu'à
ce que je sente qu'elle reconnaisse dans mon regard les yeux de son
père.
C'était à son
tour de guetter la descente de mon corps pour une ultime et interminable
étreinte.
C'était à mon
tour de me préparer à la réveiller.
Je suis allé vers le
sapin et j'ai décroché l'enveloppe. Cela faisait longtemps
que je la faisais attendre. Moi, j'avais déjà ouvert mon paquet
à Noël et rangé un pyjama confortable.
J'avais dit, dans cette enveloppe,
"c'est pour un beau voyage, on l'ouvrira à Minuit".
Le carillon a sonné,
j'ai compté les coups, puis j'ai ouvert l'enveloppe, j'ai rempli le
formulaire d'avis de décès et j'ai fait don de son corps à
la science pour éviter tout soupçon.
Il y en a qui disent que le
prochain millénaire sera mystique ou ne sera pas; pour moi qui officie,
il ressemble plûtot à une sorte de grosse couverture ou mieux
une sorte de couette qui recouvre un petit peuple sous l'oeil vigilant mais
discrètement assoupi de ses médecins de garde.
Marc Godart
février
2000
©
MediaMed
-
744.5
page remise à jour 29
10 01 |